il fait froid dans la fièvre des jours
je ne vois que mon corps tendu d’insolence
au bout d’un ciel égaré
il me vient la peur des visages immobiles
sur l’autoroute des âmes
qu’ai-je de si précieux
dans la rondeur de mes mains
tremblantes encore entre les feuillages
quel poids de tendresse me renverse
moi qui surgis des broussailles
emmêlant mon pas aux poussières
les yeux plissés le cœur flâneur
vibrer me vient enfin
je tends ma peau
comme ces racines palpitant
sous leur gant de glaise
fuyant la détresse des astres
je ne suis qu’une charogne
durcie par le froid
je rêve encore suis-je bête
de l’écœurante beauté d’un corps
qu’on ouvre sans torture
dans les replis de l’amour
Isabelle Forest est poète, romancière et praticienne en arts littéraires. Son travail d’écriture et son implication dans le milieu littéraire ont été récompensés par une dizaine de prix et de nominations. Parallèlement à sa pratique personnelle, elle a été directrice artistique du Bureau des affaires poétiques et du Mois de la poésie de 2009 à 2016. Elle a aussi conceptualisé et dirigé de nombreux projets en arts littéraires: spectacles littéraires et multidisciplinaires, courts métrages poétiques, capsules audios, parcours et spectacles déambulatoires, expositions, interventions et performances dans l’espace public, projets numériques, etc. Elle a également été mentore pour plusieurs jeunes écrivain.e.s et artistes en arts littéraires. Parmi ses réalisations, on compte aussi la conceptualisation et la direction de contenu de Tout à coup la poésie, une trousse poétique numérique ayant pour objectif de faire découvrir la poésie québécoise actuelle aux adolescents, l’animation d’ateliers d’écriture et la direction de plusieurs projets de médiation culturelle. Sa démarche en arts littéraires l’a menée vers des projets in situ, installatifs et participatifs. Elle habite la ville de Québec où elle est actuellement responsable de la direction artistique et de la programmation de la Maison de la littérature et du festival Québec en toutes lettres.
Sa vision de la poésie
La poésie est d’abord un état et existe en soi, un peu partout. Le poète est un traducteur de cet état : il utilise le langage pour transmettre « l’en dessous l’admirable », tel que l’évoquait Jacques Brault. On écrit de la poésie parce qu’on sent qu’il existe quelque chose au-delà de ce qui peut se traduire par le langage courant. Tout n’a pas été dit de ce qui vibre à l’intérieur de nous et dans le monde en général. On écrit de la poésie afin d’écrire l’indicible. Si on trouve la poésie belle, c’est parce qu’elle transmet quelque chose de vrai et de lumineux qui apparaît essentiel.
Saint-Denys Garneau a écrit Regards et jeux dans l’espace, œuvre publiée en 1937 et qui ouvre la voie de la modernité en poésie québécoise. On peut dire qu’il y a eu un « avant Saint-Denys Garneau » et un « après Saint-Denys Garneau ».
Avec lui, les vers s’éclatent et respirent, le rythme change. La poésie québécoise commence à ne plus vouloir ressembler à la poésie française, elle cherche sa voix et veut l’exprimer.
J’aime l’univers de Saint-Denys Garneau, car il signifie pour moi la liberté, le goût du risque, la recherche d’une voix intime et singulière.
... Une tendre chiquenaude
Et l’étoile
Qui se balançait sans prendre garde
Au bout d’un fil trop ténu de lumière
Extrait de Regards et jeux dans l’espace
Normand de Bellefeuille a beaucoup écrit et publié. Son œuvre, qui a reçu plusieurs prix, est marquée par le courant formaliste. Dans ce courant, on s’attarde davantage à la forme qu’au contenu d’un texte. Normand de Bellefeuille, par exemple, construit ses recueils avec des jeux de citations, des notes interpaginales et des constructions faites de parenthèses et de tirets.
Il utilise aussi beaucoup la répétition. Dans sa poésie, la répétition d’un mot, auquel il ajoute à chaque fois une nouvelle idée, apporte précisions et nuances. La répétition représente donc bien la vie, qui est faite, au fond, d’une somme de choses et d’événements qui se répètent de manière assez semblable, mais légèrement différente à chaque fois. Cette répétition donne aussi beaucoup de rythme à ses textes, un rythme chantant comme des refrains.
J’aime l’univers de Normand de Bellefeuille, entre autres pour le rythme si particulier qu’il crée. Aussi parce que c’est lui qui m’a fait comprendre qu’en poésie, il faut écrire des mots, certes, mais aussi des silences.
on ne sait pas encore
à quel point le bruit
véritable
est
lent
à quel point
comme le poème
il a depuis longtemps
choisi la lenteur
dans un monde de vitesse
la lenteur est une stratégie
imparable
tu verras bien
Extrait de Chronique de l’effroi 3. Mon bruit