Et si elles réussissaient toutes les filles qui veulent maigrir
si, du jour au lendemain, on ne voyait passer dans la cour d’école
que des corps fins et coupants comme
un service à thé de poupée
Il y aurait sûrement un jour ou deux de célébrations
où on les verrait marcher triomphalement vers les magasins
la tête haute
en se tenant par la taille
Elles feraient claquer leurs talons hauts
Elles feraient craquer leurs genoux
Les gens auraient peur
de cette ligne de filles prêtes à l’attaque
mais on chercherait Héloïse partout, encore cachée aux toilettes
en train de se faire vomir
parce qu’Héloïse est une fille un peu distraite et, surtout, elle n’est jamais contente
Mais si elles réussissaient toutes les filles qui veulent maigrir
on commencerait à noter quelques changements
Il y aurait pendant les films un étrange silence
parce qu’on n’entendrait plus le croustillement des chips ni le chuintement joyeux
du pop-corn
Il n’y aurait plus de party comme la fois où Mylène a perdu son chum
et qu’on a passé la soirée à se lancer des brownies pas assez cuits, mais délicieux
(Maintenant juste l’odeur des brownies provoquerait dans la gang une indicible mélancolie)
On ne verrait plus passer ces superbes filles africaines
dont le mouvement triomphal des fesses
suffit à faire tomber un empire
Sans trop oser se l’avouer
on commencerait à s’ennuyer ferme
Et si elles réussissaient toutes les filles qui veulent maigrir
Mon amour, dans quels replis poserais-tu ta tête
quand tu es fatigué le soir
Ne me le dis pas, je sais
la nuit serait sans parole
la tristesse ne quitterait plus la Terre
Geneviève Morin est née à Québec. Elle a étudié la création littéraire à l’Université Laval, la contre-culture dans les rues de Québec et l’art de ne rien faire au salon de thé du coin. Son recueil Gâteaux glacés est paru aux Éditions de la Grenouillère en 2016. Elle a aussi publié ses poèmes dans des revues, notamment Estuaire (Québec), Contemporary Verse 2 (Canada anglais) Action Poétique (France) et Françoise Stéréo (Québec). Elle a déjà un prix littéraire derrière la cravate (Prix Piché de poésie 2008), mais n'est pas devenue plus snob par la suite, ni millionnaire. Quand elle n'écrit pas, elle fait des chroniques féministes à la Radio de CKIA (88,3, Québec) ou elle anime des cercles de création littéraire.
Sa vision de la poésie
Ma vision de la poésie est toujours en mouvement. Pour moi, il s’agit d’une littérature de recherche et d’expérimentation. Donc, la poésie est toujours une question, jamais une réponse. Chaque fois que je m’assois à l’ordinateur pour écrire, tout est à refaire. Mes poèmes ne riment jamais, parce que la rime est une mode du 19e siècle, et aujourd’hui, on est au 21e! Lorsque j’ai publié mes premiers poèmes dans des revues « sérieuses », je sortais de l’université et ce que j’écrivais était assez surréaliste. Mes profs adoraient ça, mais ma famille et mes amis n’y comprenaient rien. Cette impossibilité de rejoindre les gens que j’aime par la plume a provoqué chez moi une remise en question douloureuse. Pour qui est-ce que je veux écrire? Seulement pour mes profs d’université, ou pour tout le monde? Comment faire pour rejoindre les gens de lettres et ceux et celles qui n’ont pas fini leur secondaire? J’ai fait des recherches en lisant beaucoup, et une piste m’est apparue : la poésie des Amériques. J’ai constaté que dans la littérature américaine (Emily Dickinson, Charles Bukowski, Raymond Carver, Eve Ensler), sud-américaine (Jorge Luis Borges) et celle d’Amérique centrale (Zoé Valdès), on retrouve chez plusieurs écrivains une poésie très narrative, écrite dans une langue simple, une poésie à la fois sophistiquée, accessible à tous et effroyablement belle. J’essaye tant bien que mal de m’inscrire dans ce courant. C’est une bataille à chaque fois, mais comme le dit mon amoureux, « avoir des problèmes de poésie, c’est avoir de beaux problèmes ».
Recluse volontaire, intellectuelle victorienne et créatrice libre dans une famille entravée par le puritanisme, Emily est un mystère savoureux et sa poésie, un vent frais d’une modernité étonnante. Née à Amherst (Massachusetts), morte dans la même maison qui l’a vue naître, Dickinson, après de brillantes études, a mené une existence en apparence normale de bourgeoise célibataire restée à la maison pour s’occuper de ses parents. Normalité contredite par deux légers détails : sauf en d’exceptionnelles circonstances, elle ne sortait jamais de la maison; elle profitait de tous ses temps libres pour écrire à la dérobée de petits poèmes qu’elle cachait dans une boîte. À sa mort, sa sœur Lavinia Dickinson retrouve près de 1 800 poèmes signés par Emily, des textes intimistes, tendres, féroces, angoissés, spirituels, tous plus brillants les uns que les autres. À la suite de leur publication, Emily devient la poète américaine la plus célèbre de tous les temps. Personnellement, la lecture de ces poèmes m’a appris les vertus de la brièveté, et aussi qu’il n’y a pas de mauvais sujet en poésie; Dickinson est capable d’écrire sur une simple abeille trouvée dans le jardin et de rendre ça fantastique. Une question demeure : Emily Dickinson était-elle agoraphobe? Nul ne le sait, mais une chose est sûre, sa réclusion ne l’a pas empêchée de vivre des amitiés passionnées, des amours tourmentées et une vie intellectuelle riche, comme en témoigne l’abondante correspondance qu’elle a laissée à la postérité. Je conseille de lire sa poésie en édition bilingue, par exemple Emily Dickinson, poésies complètes chez Flammarion.
Je ne suis personne! Qui êtes-vous?
Êtes-vous – Personne – Aussi?
Ainsi nous faisons la paire!
Extrait de « Poème 260 »
Écrivaine en exil née à La Havane, interdite de séjour dans son pays (Cuba) en raison de ses écrits, la courageuse Zoé Valdès est une romancière célébrée mondialement (La douleur du dollar, Café Nostalgia, Cher premier amour, La fiction Fidel), une essayiste dissidente, une scénariste brillante et une poète exquise. On trouve dans tout ce qu’elle fait beaucoup de sensualité, ce qui a contribué à m’affranchir des tabous et m’a aidée à assumer l’érotisme de ma propre poésie. Dans ses romans comme dans ses poèmes, il y a « de la sueur, des odeurs de cuisine », des amants exténués, de la magie latino-américaine : les insectes parlent, les divinités du panthéon cubain visitent les simples citoyens, la souffrance sourd à travers les lattes de l’appartement, les immeubles s’écroulent, la police politique tue, la nourriture se cache, mais ce quotidien brisé est toujours transfiguré par l’extase immodérée des corps. Il est possible de lire sa poésie traduite en français dans Les poèmes de La Havane chez Antoine Soriano éditeur et dans Une Habanera à Paris, poèmes d’anthologie chez Gallimard.
Laisse-moi faire l’amour avec des objets personnels :
donner un baiser libido à ta montre
frotter mes seins contre ton oreiller.
Extrait de « Poème pour meubler ton absence »
Une Habanera à Paris