il y a longtemps que je n’avais pas nagé parmi mes blessures
dans le crawl du regard en dedans respirer mes chairs pulsatives
comme une prière avinée qu’on ressasse par amour
entre foie cœur pancréas en apnée faire cabane
pour nager il faut en alternance des bras ramener l’eau vers soi
tout en la repoussant nager dans ses souvenirs
c’est faire un mot croisé quand tout l’être bégaie
mais qu’il faut quand même remplir les cases
drapée de ma peau retournée je compterai jusqu’à cent
rejouerai le fil de mes histoires sans les emmêler entre mes doigts
prête pas prête retrouver chaque perle
du chapelet de mes désirs perdus
la lampe de poche la tiendrai seule
par là où je me creuse retourne mes organes
comme on tanne la peau de l’ours celui vendu
avant de l’avoir tué le prix reçu comme gage
d’une vie à saisir à pleines mains
tendre l’oreille à la castagnette des mémoires enfouies
la crue des eaux et remonte ce qui augurait mal
sise contre mes os nager en petit chien
jusqu’à ce que je remonte à ma surface
et dégagée de ce qui tombait
ai assez entre les mains
pour me tenir debout
Chloé Savoie-Bernard est née à Montréal, où elle habite toujours. Elle a publié deux recueils de poésie aux Éditions de l’Hexagone : Royaume scotch-tape (2015) et Fastes (2018). Elle a participé à plusieurs projets artistiques collaboratifs au Québec et en France, dont la scénarisation de courts métrages. Elle a complété un doctorat en littérature de langue française à l’Université de Montréal, où elle est également chargée de cours en création littéraire.
Sa vision de la poésie
Marie Uguay a écrit une définition de la poésie que je trouve très juste, « un regard qui se pose sur les choses juste au moment où elles semblent respirer ». Je crois que la poésie est une expression sensible de l’être, de ce qui peut parfois paraître difficile à expliquer, à nommer, parce que trop fulgurant ou éphémère. Parce que sa matière première est l’émotion, la poésie se doit d’être aussi une recherche patiente de précision, afin de rendre avec le plus de justesse possible ce qu’on cherche à exprimer. La poésie permet une pause, un arrêt sur image, une manière d’agencer les sensations afin qu’elles deviennent compréhensibles. Mais la poésie ne doit pas être nécessairement solennelle, ou sacrée : comme elle traduit l’expérience humaine, elle peut aussi être drôle et ludique.
France Théoret est souvent considérée comme l’une des plus grandes poètes du Québec. Depuis plus de 30 ans, elle écrit une poésie soutenue, presque étouffante, fascinante dans son exigence. La poésie de France Théoret laisse la place grande à des voix féminines, qui se battent pour ne pas se laisser assigner une place qu’elles n’ont pas choisie. J’aime la façon dont sa poésie demande mon attention la plus complète. J’aime son utilisation pesée des mots et sa violence jamais gratuite, qui laissent le lecteur s’interroger sur les rôles que la société confère aux hommes et aux femmes.
Le regard du dedans furieusement tue. Feuille carnivore la débilité la nuit haletante en cette place risque la destruction. Tu me manges. Je me mange et ne me manque pas. L’enfermée à double tour des manifestations : la scène papa maman marque à l’os la peau surtout.
Extrait de Bloody Mary
Geneviève Desrosiers a écrit un seul recueil, Nombreux seront nos ennemis, dont la publication a été posthume en 1999 – l’auteure est décédée en 1996, à l’âge de 26 ans. Dans cette œuvre, elle utilise une langue orale – mais où se trouvent aussi des mots soutenus – remplie d’images vives, proches du quotidien. Oscillant entre humour et mélancolie, ses vers semblent souvent se tenir sur un fil fragile. Ils décrivent la jeunesse montréalaise, les nuits de fête, la solitude : en écho, on entend la voix de la poète rire doucement. J’admire la lucidité de Geneviève Desrosiers, son absence de prétention, son envie de jouer avec la langue qui n’est pas dénuée d’une certaine gravité. En lisant ses poèmes, j’ai eu envie d’écrire des textes qui sont proches de ma réalité, sans jamais perdre de vue qu’il fallait également que je trouve des stratégies afin qu’ils puissent toucher d’autres gens aussi.
Nourrir les cheveux dans sa main
Abattre le fils du facteur
S’enfuir avec la vertu
Soigner les vieilles dames
Ouvrir son cœur à tous vents
Devenir frénétiques et tout à la fois d’un calme de splendeur
Car nous sommes tous des splendeurs
Extrait de Nombreux seront nos ennemis