LE GÉNIE TRAGIQUE
Émile Nelligan (1879-1941), le premier exemple d’un poète maudit québécois, est une étoile filante, prodigieuse et tragique. Il écrit l’ensemble de son œuvre entre 17 et 20 ans. La lecture du poème La romance du vin, lors d’une soirée organisée par l’École littéraire de Montréal, lui vaut une première gloire. Cependant, son père n’approuve pas son goût pour la poésie et son mode de vie bohémien. Il le fait interner à l’hôpital Saint-Jean-de-Dieu, de 1901 à sa mort, en 1941. C’est Louis Dantin, son mentor et ami, qui recueille ses poèmes et qui les fait publier. Sa longue présentation contribue à faire de Nelligan une figure légendaire, au génie incompris de ses contemporains. Marquante pour le milieu culturel et pas juste en poésie, cette figure se retrouve plus tard au cinéma, dans la pièce de théâtre Rêve d’une nuit d’hôpital de Normand Chaurette et dans les chansons de Monique Leyrac.
À l’ivresse du vin, répond le célèbre poème Le vaisseau d’or, qui sombre dans « l’abîme du rêve » après un passage fulgurant sur terre. Ce mélange d’extase et de mal de vivre, caractéristique de l’œuvre de Nelligan, est au cœur de Soir d’hiver, l’un des poèmes les plus célèbres de la littérature québécoise.
SOIR D’HIVER
Ah! comme la neige a neigé!
Ma vitre est un jardin de givre.
Ah! comme la neige a neigé!
Qu’est-ce que le spasme de vivre
À la douleur que j’ai, que j’ai.
Tous les étangs gisent gelés,
Mon âme est noire! où-vis-je? où vais-je?
Tous ses espoirs gisent gelés :
Je suis la nouvelle Norvège
D’où les blonds ciels s’en sont allés.
Pleurez, oiseaux de février,
Au sinistre frisson des choses,
Pleurez, oiseaux de février,
Pleurez mes pleurs, pleurez mes roses,
Aux branches du genévrier.
Ah ! comme la neige a neigé!
Ma vitre est un jardin de givre.
Ah ! comme la neige a neigé!
Qu’est-ce que le spasme de vivre
À tout l’ennui que j’ai, que j’ai!…
Émile Nelligan, « Soir d’hiver », Poésies complètes, 1952